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NOS PAQUEBOTS

 

Ils nous ont portés une dernière fois, dans le pêle-mêle de nos valises et de nos larmes, au cours de l'été noir de 1962. Croisière fantasmagorique pour étranges « vacances » ... qui durent encore seize ans après.

Pour la plupart d'entre nous, c'est de leur bastingage que nous avons vu se fondre derrière l'horizon, avec les collines de notre Terre, un pan entier de notre existence, noyant notre âme d'enfant dans leur sillage bouillonnant. A Marseille, à Port-Vendres, on les a quittés sans un regard, le front bas, comme si eux aussi étaient responsables de l'incompréhensible malheur qui nous frappait, convoyeurs du Destin préfigurant la Barque de l'Au-delà.

Et pourtant, comme nous, ils étaient des victimes. Ils n'allaient pas survivre longtemps à notre exode. En quelques années, ils disparurent presque tous vers d'autres horizons, pour terminer leur existence sur des chantiers de démolition.

Maintenant que le temps a passé, nombre d'entre nous n'a pas résisté à l'appel de leur souvenir et de la fantastique puissance d'évocation qu'ils contenaient, et se sont rendus sur nos ports méditerranéens, plus spécialement à Marseille, pour les revoir. Et devant le vide des bassins, ou pis encore, devant les piètres silhouettes de leurs successeurs, moins paquebots que garages flottants, ils ont compris qu'avec eux c'est tout un monde qui avait chaviré. Eux disparus, l'horizon de la Terre aimée a un peu plus reculé.

Je ne les ai pas nommés, mais chacun aura reconnu le sien, car quel Algérois, quel Oranais, quel Bônois n'avait pas son navire favori : « Ville d'Oran », « Ville d'Alger », « Kairouan », « Ville de Tunis » et autres « Sidi-Ferruch »...

Nous vivions sur nos ports, fascinés par leur spectacle toujours recommencé. Même « ceux du bled » les connaissaient bien pour les avoir vus à chaque voyage qu'ils effectuaient dans le grandes villes pour leur travail. Qui donc a résisté un jour au plaisir de s'attarder sur la rampe du boulevard Carnot, à Alger, pour contempler le grand spectacle qui s'offrait en permanence sur cette scène immense ? Et puis, il y avait les vacances, grands départs d'été à cadences doublées, ravivant les luttes de prestige entre les compagnies dans une atmosphère fébrile de « course », à grands coups de sirènes mugissantes, toutes amarres hâtivement larguées, dans un grand ballet de remorqueurs, afin de prendre de précieuses minutes au concurrent.

Comment ne pas évoquer, d'autre part, les jours de départs solitaires au cours des grandes tempêtes d'équinoxe, tandis que, du haut des boulevards, courbée sous le vent, battue par la pluie, une foule stoïque de spectateurs suspendait son souffle ou poussait des « Ho ! », des « Ah ! » lorsque, dès la passe franchie, l'étrave du paquebot plongeait dans l'écume des vagues qui déferlaient sur le pont et que l'arrière se soulevait, laissant parfois entrevoir une des hélices battant dans le vide dans un bruit d'enfer ? ... Alors, les cris fusaient : « regarde comme Il prend la lame de travers ! Qu'il est beau comme cela ! » ... « Il », oui, avec une majuscule, car ce n'était pas un « objet inanimé », et quant à avoir une âme, qui en aurait, en se posant la question, douté ? Chacun de ces paquebots avait, avec sa silhouette, un « physique » qui l'individualisait ; lorsque deux étaient identiques, comme par exemple le « Ville de Marseille » et le « Ville de Tunis », ne disait-on pas qu'ils étaient des jumeaux ? Cette silhouette indiquait aussi leur tempérament : lorsque le « Kairouan » se profilait, racé, étrave tranchante, superstructures compactes et fine cheminée aérodynamique, on comprenait vite dans l'impression de « glissement » sur l'eau qu'il donnait, qu'il était le plus rapide, véritable coursier des mers. Et qui n'a jamais été fasciné par la noblesse du « Ville d'Oran », réplique méditerranéenne du « Normandie », puissante cheminée vers l'avant, navire majestueux entre tous, d'où sortait, au moment des manœuvres, une sirène grondante ? Cela tenait à un subtil équilibre des masses. Ainsi le « Ville d'Alger », qui avait été avant guerre le « jumeau » du « Ville d'Oran », s'en distinguait désormais par de petites modifications au niveau du pont supérieur (ou pont des embarcations) et dans le volume de la cheminée.

Il est manifeste que tous ces navires « courriers de France » ont peuplé le monde de la littérature algérianiste et son prolongement quotidien, la presse algérienne. Que dire alors du domaine pictural ? De génération en génération, les peintres de l'Algérie ont fixé sur leur toile ces silhouettes si familières. Faisons ici référence au plus illustre d'entre eux, Marquet.

Ils étaient aussi la vivante image d'une France dynamique, ouverte sur l'horizon. Ils étaient le lien naturel entre l'Europe et l'Afrique, et Marseille leur devait tout. Aujourd'hui, le spectacle de la Joliette vide est d'une cruelle éloquence ; ces bassins qui furent la porte de l'Algérie française constituent à mon sens, le plus fantastique « Mémorial » que l'on puisse imaginer, et dans le grand silence figé des gares maritimes, piqué seulement du ronronnement des vedettes du Château d'If, on peut voir se reformer en surimpression l'armada des grandes Coques noires et des cheminées rouges, et réentendre le murmure immense des passagers, dans un grand tourbillon de mouchoirs agités, orchestrant, le fantastique ballet des mouettes évoluant au-dessus des sillages qui commençaient à creuser l'eau frissonnante sous l'action du mistral...

Et si, alors qu'au début de cette méditation l'image de l'arrivée hagarde s'imposait avec une force tragique, on en est arrivé à évoquer celle, onirique, d'un lumineux retour, n'est-ce pas parce que, quoi que nous fassions, où que nous soyons, nous sommes restés des hommes de Mer ?


LE VILLE D'ORAN

Il fut lancé le 6 octobre 1935 à La Ciotat, pour être donné en gérance à la Compagnie Générale Transatlantique, dont il ne devint la propriété que beaucoup plus tard. De la même série que le « Ville d'Alger », dont il était le « sister-ship », le « Ville d'Oran » bénéficia des progrès accomplis pour le « Normandie ».

Voici ses principales caractéristiques : Longueur : 147,60 m. Largeur : 19,20 m. Tirant d'eau : 6,55 m. Jauge brute : 10.172 tonneaux. Puissance : 20.000 CV. Vitesse maximale : 23 nœuds. Vitesse moyenne : 21 nœuds.

La silhouette primitive du « Ville d'Oran » se caractérisait notamment par deux grosses cheminées profilées ; mais, après la guerre, la cheminée arrière, d'ailleurs postiche, disparut, allégeant la ligne générale du paquebot. « Ville d'Oran » innovait avec une étrave arrondie et un « arrière de croiseur », à l'aérodynamisme très étudié. Avant guerre, les passagers étaient répartis en quatre classes. Plus tard, en trois classes : 1ère classe (avec des cabines de luxe et de priorité), classe touriste et passagers de pont. En tout, 1.100 personnes environ. 1ère classe et classe touriste disposaient chacune d'une salle à manger et d'un bar fumoir. Le grand salon du « Ville d'Oran », d'une hauteur de deux étages, était d'une rare élégance, ne le cédant en rien, toutes proportions gardées, aux grands transatlantiques des lignes d'Amérique. Enfin, deux longs ponts-promenades : l'un vitré, sur lequel donnait le salon et la salle à manger des premières, l'autre situé sous les embarcations de sauvetage et donnant accès à la passerelle de commandement, permettaient de longues promenades, abritées ou à l'air du grand large. A l'arrière, chaque pont était étage de manière à constituer un grand espace, réservant de larges emplacements pour les jeux, se découpant sur un horizon immense.

Il n'y avait pas de piscine à bord, tout simplement parce que « Ville d'Oran », comme les autres navires des lignes de la Méditerranée, était essentiellement un moyen de traverser rapidement la Grande Bleue, entre ses rivages Nord et Sud, et non un paquebot destiné aux croisières (bien qu'il en ait effectué un certain nombre). Et, de fait, « Ville d'Oran » était le navire le plus rapide, après le « Kairouan » de la Mixte. Ainsi reliait-il Alger à Marseille en 19 heures ; Oran à Marseille en 25 heures environ. Lorsqu'on prend connaissance des horaires des « car-ferries » qui assurent ces lignes aujourd'hui, on constate que le « progrès » s'est exercé à reculons, et ce de plusieurs heures ! « Ville d'Oran » eut, si l'on risque cette image, « une existence de Pieds-Noirs » . Navire du soleil et de l'Afrique du Nord, il alla rejoindre la flotte française lors de la guerre et participa en mai 1940 à l'expédition de Norvège comme croiseur auxiliaire ; armé de quelques canons, il assuma ensuite des missions militaires en Méditerranée. Il était alors camouflé, repeint en gris et blanc . Honneur insigne, « Ville d'Oran » reçut la Croix de Guerre, dont il porta la flamme, déployée au vent du large au-dessus de sa proue, et fut cité à l'Ordre de la Division en août 1947.

Comme tous les autres navires et cargos des lignes de la Méditerranée, « Ville d'Oran » tourna sans relâche entre Marseille et les grands ports algériens pendant les années 1954 à 1962. Le 5 octobre 1959, un début d'incendie éclata à son bord alors qu'il se trouvait à quai à Marseille, sans doute à la suite d'un attentat. Il était devenu le « flag-ship », en quelque sorte le « navire-amiral » de la Transat en Méditerranée. Il ramena les troupes d'Algérie et les foules de l'exode. Et, comme on n'avait plus besoin de lui, on le vendit. C'était le 28 juin 1965. Certes, ce ne fut pas à un chantier de démolition italien comme pour bien d'autres (notamment, semble-t-il, le « Ville d'Alger »), mais à une compagnie de navigation grecque : la Typaldos d'Athènes. Vers la fin des années 60 on pouvait reconnaître sa silhouette, bien qu'il fut entièrement repeint en blanc, sur des prospectus touristiques : « Ville d'Oran » était devenu « Olympos ». Depuis, sa trace a été perdue, mais finalement en beauté, évanouie quelque part en Mer Egée, là où prit naissance la Civilisation de notre Méditerranée. Mais comme il eût mieux valu le laisser ancré à Marseille, à l'entrée de la Joliette, pour en faire une grandiose « Maison de l'Algérie Française » chargée de symboles, et la proue tournée vers le Sud.

Pierre DIMECH

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